Reçue aux Archives départementales de Maine-et-Loire le 12 février 2020, la section de l’AMOPA a accueilli Monsieur Robert AUDOIN pour une très intéressante conférence intitulée « Pédagogues et philosophes à La Pouèze (Maine-et-Loire).
Quelques précautions préliminaires
Je dis « à la Pouèze », signifiant un lieu de résidence, fut-il éphémère ou discontinu, et non pas « de la Pouèze », la préposition « de » signalant une origine ou une attache déterminante, ce qui n’est pas exactement le cas de nos personnages :
- Notre pédagogue, Eugène Livet fut instituteur à la Pouèze en 1838 (on y conserve encore son souvenir puisque la municipalité a décidé de donner son nom à la bibliothèque).
- Alfred Fouillée naquit à la Pouèze en 1838 et y passa son enfance.
- Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir y séjournèrent régulièrement, parfois plusieurs fois par an, entre 1939 et 1948, au début de leur maturité philosophique et littéraire.
- L’abbé Jean-Louis Ménard, qui fut professeur de philosophie à Cholet et Mongazon, et qui était docteur en philosophie, exerça un ministère de curé de la Pouèze de 1980 à 2000, à un âge déjà avancé.
Nous allons donc embrasser large : une dizaine de personnages et plus d’un siècle d’histoire. Et cela, avec La Pouèze comme référence commune. Sachant que les relations entre ces pédagogues et philosophes sont assez minces, mais pas totalement inexistantes.
Ainsi, c’est Eugène Livet, jeune instituteur et secrétaire de mairie à la Pouèze, qui établit le 19 octobre 1938, l’acte de naissance de celui qui deviendra le philosophe Alfred Fouillée.
Artificielle aussi serait la recherche de points communs entre ces personnages. Sinon, mais là encore, le rapprochement est un peu osé, pour signaler une certaine parenté à travers une philosophie de la liberté et une conception dynamique –et optimiste– de l’être et de l’homme qu’on retrouve dans l’évolutionnisme de Fouillée, dans le projet fondamental qui singularise notre être-au-monde chez Sartre, et dans l’Action blondélienne chère à Ménard.
Ajoutons que si Fouillée n’était pas inconnu de Sartre et Beauvoir (celle-ci le cite, dans ses Mémoires, parmi les lectures recommandées par son professeur de philosophie au cours Désir : l’abbé Trécourt, en 1925), Fouillée ne comptait certainement pas parmi leurs références. Quant à l’abbé Ménard, il connaissait bien sûr Fouillée, ainsi que Sartre et Beauvoir, mais ce ne furent pas ses inspirateurs. Mon propos ne sera guère philosophique, plutôt biographique et je prie les esprits philosophiques présents dans cette salle de m’en excuser. La philosophie, du moins dans sa tradition rationaliste, tient pour contingentes et anecdotiques, les circonstances de lieu et d’époque.
Et même si, dans une perspective plus existentialiste, on considère que la vie et l’œuvre du philosophe s’interpénètrent, il serait illusoire de chercher une influence de la Pouèze sur la pensée de nos auteurs.
Il serait vain de vouloir considérer la Pouèze, commune longtemps ardoisière et agricole, comme un microcosme déterminant : il n’y a pas d’« école philosophique à la Pouèze ».
Mais, revenons à notre premier personnage, le pédagogue Eugène Livet.
Eugène Livet
Il est né à Vernantes le 13 août 1820, à la gendarmerie, où résidaient ses parents.
Son père, Guillaume Livet, originaire de Villevêque, était un ancien grenadier de l’armée de Napoléon : il avait combattu en Italie, en Espagne (et blessé à Madrid), obtenu le grade de sergent et avait été décoré de la Légion d’honneur (une décoration qui lui sera retirée à la Restauration et restituée sous Louis-Philippe).
De l’armée, il était passé à la gendarmerie. Le voilà affecté à Vernantes où il épouse en 1817 Marie Landry. Ils auront 5 enfants, dont Eugène, le 3e. Guillaume Livet est promu Maréchal des Logis et nommé chef de brigade à Château-La-Vallière puis à Bourgueil en 1827.
Eugène commence à Bourgueil sa scolarité dans une école médiocre, à la discipline rude, avec châtiments à la patoche (une lanière de cuir). Rude aussi le passage au collège de Bourgueil : on le met au latin alors qu’il maîtrise encore mal la grammaire française ; un enseignement de pure répétition mécanique. Mais sa curiosité intellectuelle reste vive. Et il trouve, dans le grenier de sa maison, de vieux livres, dont « la vie des hommes illustres » de l’historien latin Plutarque. Avouons que nous sommes loin des BD et des romans pour la jeunesse.
Le gendarme Livet s’installe ensuite à Beaufort-en-Vallée. Au collège de Beaufort, Eugène reçoit encore un enseignement vieillot, mécanique, qui le déçoit.
Il rêve d’être militaire, général si possible, et il a le projet d’entrer à l’École militaire de Saumur. Mais on propose à son père d’engager son fils comme moniteur (sous-maître) à l’école primaire de Mazé. Dans ces écoles de la Restauration, les classes sont surchargées (jusqu’à 130 élèves). Et le maître charge les moniteurs, les sous-maîtres, de faire répéter ses leçons à de plus petits groupes d’élèves.
Mais E. Livet décide de mieux se former pour l’enseignement et passe le Concours de l’École Normale d’Angers ouverte en 1834.
Il est donc admis en 1836, 4e sur 12 candidats. Là, l’enseignement est de meilleure qualité : grammaire, histoire et géographie, sciences physiques et naturelles, arithmétique et géométrie, musique ; mais aussi instruction religieuse, 5h par semaine, dispensée par l’aumônier, l’Abbé Noyer. Après 2 années d’École Normale, E. Livet est reçu au Brevet Supérieur en 1838.
Mais sa formation reste théorique : il n’a pas appris le métier d’instituteur. Pourtant, on le nomme à la Pouèze pour remplacer un maître incompétent et paresseux qui boit avec les ouvriers ardoisiers et ferme l’école durant plusieurs jours pour aller à la foire d’Angers ou celle de Château-Gontier. Tant et si bien que les élèves ont déserté l’école.
Livet est chargé de redresser la situation. Mais l’école, dont la création est obligatoire pour les communes depuis la loi Guizot de 1833, est dans un état déplorable. En fait, c’est une vieille maison en terre battue qui sert aussi de mairie. Livet, outre ses fonctions d’instituteur, en est aussi le secrétaire.
Il doit en outre, à la sortie de la messe du dimanche, monter sur les épaules d’un costaud pour lire les annonces.
C’est là, à la Pouèze, qu’il enregistre la naissance d’Alfred Fouillée en 1838 (un frère aîné était déjà à l’école). L’ordinaire frugal du jeune instituteur est amélioré lorsqu’il est invité à dîner chez l’habitant, y compris chez le curé et le châtelain. Finalement, cette expérience de 2 ans à la Pouèze est plutôt positive. L’Inspecteur le visite et le félicite d’avoir relevé l’école.
En 1840, il obtient une nomination à Saint-Mathurin où ses parents s’étaient installés : son père retraité et sa mère receveuse des Postes. Là encore, il donne pleine satisfaction et fait passer l’effectif de l’école de 80 à 200 élèves. Tout le monde est content de lui : les parents, le maire (qui augmente son salaire) et l’Inspecteur qui décèle un vrai talent de pédagogue et lui propose le poste de directeur de l’École annexe de l’École Normale, qui vient d’être créé. Il n’aura passé qu’un an à Saint-Mathurin. Tout le monde déplore son départ, y compris le maire qui proteste auprès du Préfet, en vain.
Pour ce, il emprunte de l’argent à Angers. L’affaire est conclue : 14 pièces sur 2 étages. L’effectif s’accroit vite : 68 externes et 10 pensionnaires en 1848 ; et on atteindra 240 (dont 40 pensionnaires en 1860). Les élèves, qui portent un uniforme, sont toujours répartis en 3 cours, avec plusieurs classes par niveau.
Mais ces locaux deviennent encore insuffisants. Livet acquiert un autre emplacement : la pension Sainte-Marie. Une fois rénovés, les bâtiments ressemblent vraiment à un établissement d’enseignement : les salles sont rationnellement distribuées en 3 ailes, une pour chaque niveau, avec 3 cours de récréation.
Il décèdera en 1913, à 93 ans, ses obsèques seront célébrées en grande pompe, en présence des notables, des anciens élèves, des élèves en uniforme…
L’institution Livet, devenue alors École Nationale Professionnelle, est maintenant le Lycée Livet, l’équivalent de notre Chevrollier.
Alfred Fouillée
D’abord, sa vie, avant d’évoquer, à très grands traits, sa philosophie dont on peut dire qu’elle a réglé sa vie, toute entière régie par ses idéaux philosophiques.
Il est né en 1838 d’un père directeur des ardoisières. Ce dernier surveillait la carrière du haut d’une cabine suspendue au-dessus du précipice. Fouillée évoque le souvenir d’une révolte des ouvriers qui menaçaient d’envahir la maison familiale (récemment démolie). Devant sa femme et ses enfants terrorisés, il va au-devant des insurgés, protestant de sa bonne volonté. Sa harangue, dosant fermeté et bonté, les fit se disperser. Il comprenait leur révolte, due à de maigres salaires, mais la carrière était menacée de ruine. « Patrons et ouvriers sont des amis qui se méconnaissent » disait-il avec une générosité un peu naïve. Et on pourrait trouver, dans cette formule, une lointaine inspiration de la philosophie sociale de Fouillée, le « solidarisme » qui préconise une association des entrepreneurs et des travailleurs.
Après bien des déboires, l’entreprise dut être abandonnée. La famille Fouillée, ruinée, partit pour Laval. Alfred, le plus jeune des enfants, fit ses études au lycée de la ville. Conscient des sacrifices consentis par sa famille, il s’attacha à être un élève exemplaire. Il fit d’excellentes études classiques. Non content d’être un bon élève, il était, en outre, tenté par l’écriture : la poésie et la traduction des poètes allemands.
Son père meurt de tuberculose et Fouillée ne peut poursuivre de longues études, notamment préparer l’École Normale Supérieure. Il passe néanmoins sa licence et devient professeur à 19 ans. Il enseigne la rhétorique au collège d’Ernée, puis monte à Paris où il collabore au Dictionnaire des contemporains de Vapereau pour lequel il rédige de nombreuses notices biographiques d’étrangers. Il enseigne ensuite à Louhans, Dôle et Auxerre. On l’encourage à passer l’agrégation de lettres, qu’il prépare. Mais il bifurque vers l’agrégation de philosophie (elle vient d’être rétablie par Duruy), qu’il prépare seul, travaillant sur des textes philosophiques classiques publiés dans des éditions bon marché. Il est reçu 1er en 1864, devant les Normaliens dont Léon Ollé-Laprune, classé 2e, qui fut un philosophe catholique, maître de Maurice Blondel, cher à l’abbé Ménard.
Victor Cousin, le restaurateur de l’enseignement philosophique, l’encourage à participer aux deux concours ouverts par l’Académie des Sciences Morales et Politiques : l’un sur la Théorie des Idées de Platon, l’autre sur la philosophie de Socrate. Il est couronné pour ses deux mémoires, salués comme des chefs-d’œuvre. Il enseigne aux lycées de Douai, puis de Montpellier, et enfin de Bordeaux. Dans cette ville, il donne un cours public à la faculté : c’est un grand succès d’audience. Il est nommé maître de conférences à l’École Normale Supérieure mais ses travaux l’épuisent et il manque de perdre la vue. Fort heureusement, le fils de sa compagne, le jeune Jean-Marie Guyau, lui sert de lecteur, de correcteur, de scribe et aussi d’interlocuteur philosophique.
Il soutient ses thèses en 1872, la principale sur « liberté et déterminisme », et la thèse latine sur un dialogue de Platon « Hippias mineur ». Sa soutenance publique lui apporte la consécration philosophique. Parmi les auditeurs se trouvait, à l’insu de Fouillée, Gambetta, qui fut séduit autant par le talent de parole du philosophe que par sa philosophie de la liberté. Il lui proposera, d’ailleurs, peu après, un siège de député, mais Fouillée refusa, estimant que ce n’était pas sa voie et préférant servir le pays autrement.
Cet intérêt de Gambetta montre la passion qui animait alors les milieux intellectuels et politiques autour de l’idée de liberté, dont l’enjeu n’était pas seulement philosophique mais aussi politique, dans ces années où la France hésitait entre république et monarchie.
Les thèses de Fouillée, pourtant modérées, et dominant d’assez haut la politique politicienne, inquiétaient certains députés monarchistes. Mgr Dupanloup menaçait d’interpeler le ministre Jules Simon à la Chambre des députés. Fouillée fut invité à préciser ses thèses, ce qui eut pour effet de rassurer l’évêque d’Orléans, qui renonça à son interpellation.
Fouillée compte néanmoins parmi les philosophes de la République (avec Ravaisson, Boutroux…). Il avait pour amis Taine et Renan.
Mais la santé de Fouillée est ébranlée (difficultés de vue, suffocations, maux de tête). Après 3 années d’un brillant enseignement à l’ENS, il doit prendre, en 1875, une retraite prématurée (il n’a que 37 ans). Et il quitte Paris avec sa famille mais continue son œuvre : une œuvre abondante (plus de 30 livres de philosophie et sociologie) qu’il dicte à des membres de sa famille.
Quelle est cette philosophie ? Une philosophie de conciliation : il veut dépasser les oppositions entre matérialisme et spiritualisme, rationalisme et pragmatisme. On pourrait le situer dans la lignée des grandes philosophies monistes, en particulier de Leibniz, dont il est proche par le goût de la synthèse et son habileté à l’établir.
Son système dynamique des idées-forces l’a fait parfois considérer comme le Nietzche français (il publia d’ailleurs un ouvrage, « Nietzche et l’immoralisme » en 1902). Mais, par son optimisme, dans une perspective évolutionniste, il fait parfois penser à Bergson, voire à Teilhard de Chardin : la matière prépare la vie, qui est déjà riche de conscience virtuelle, conscience qui se réfléchit en l’homme, lequel en explicite les Idées. Ces idées ne sont pas seulement des représentations du réel, mais des forces de transformation du monde. Forces éclairées par l’idée du Bien, Qu’on peut nommer Dieu. Non pas le Dieu d’Abraham, de Moïse et de Jésus (Fouillée considère les religions comme des élaborations trop humaines, un peu à la manière de Spinoza). Mais le Dieu de Platon, le Souverain Bien, l’Idéal, l’Horizon de nos aspirations.
Tout cela, plein d’optimisme et de bonne volonté, s’exprime dans une langue généreuse, lyrique, guettée par l’emphase.
La philosophie de Fouillée eut son heure de gloire. Le Petit Courrier, quotidien départemental, lui consacre un article à sa mort le 18 juillet 1912, avec un portrait et un résumé de sa philosophie. Il est enseigné dans les lycées et les Écoles Normales ; dans ses « Mémoires d’une jeune fille rangée », Simone de Beauvoir l’évoque parmi les auteurs recommandés par son professeur de philosophie, l’abbé Trécourt, au Cours Désir, en 1925. Elle précise qu’elle le trouve d’ailleurs assez fade.
Fouillée est aujourd’hui passablement oublié, même si des articles de revues lui ont été récemment consacrés, de même qu’un gros volume en 1938, et une thèse soutenue en Sorbonne en 2005. Mais il a sans doute moins marqué l’histoire de la philosophie que son fils adoptif Jean-Marie Guyau.
Mme Fouillée
Singulière famille, dont il convient maintenant de parler.
Et d’abord de sa femme, Augustine Guyau, on peut noter que cette femme est connue successivement sous 4 noms : Melle Tuillerie, son nom de jeune fille, Mme Guyau, Mme Fouillée et G. Bruno, son nom d’auteur.
Fille d’un fabriquant de toiles de Laval, elle avait épousé un riche négociant, Jean Guyau, dont elle a un fils, Jean-Marie, né en 1854. Mais deux ans après ce beau mariage, le mari, torturé par une inexplicable jalousie, brutalise la jeune épouse et tente même de l’assassiner. Le tribunal prononce la séparation de corps et de biens (le divorce avait été supprimé par la loi). Fouillée, son cousin, de 5 ans plus jeune qu’elle, accueille Augustine à Paris quelques années plus tard. Il va devenir son compagnon avant de l’épouser, 28 ans après, dès qu’elle put divorcer (la loi Naquet rétablit le divorce en 1884).
Mme Fouillée est sans doute plus connue que son mari, mais sous un pseudonyme : G. Bruno, un nom qu’elle a vraisemblablement pris en hommage à Giordano Bruno, martyr de l’Inquisition, qui soutenait les thèses de Copernic sur l’héliocentrisme.
Mme Guyau-Fouillée est en effet l’auteur d’une série d’ouvrages scolaires : « Francinet », « les enfants de Marcel » et surtout « Le tour de la France par deux enfants », publié en 1869 et qui obtint un prix extraordinaire de l’Académie Française pour être « le plus utile aux mœurs », ouvrage qui sera d’ailleurs suivi d’un étonnant « Tour de l’Europe pendant la guerre » publié en 1916 et dont le contenu tente de justifier l’affrontement franco-allemand.
Mais le plus connu reste, bien entendu, le « Tour de France par deux enfants ». Ce best-seller emblématique de la 3e République a été vendu à 8,5 millions d’exemplaires, ce qui fait certainement des dizaines de millions de lecteurs. Pourquoi ce succès ? Je cite ici Jacques et Mona Ozouf dans l’article substantiel qu’ils lui ont consacré pour les « lieux de mémoire » : « Mettant en scène des enfants adultes, chargés de vrais travaux, exposés à de vrais risques, il a réussi l’exploit d’être aussi goûté des adultes que des enfants ; étudié dans les écoles confessionnelles comme dans les écoles laïques, et, du reste susceptible d’être attaqué sur sa gauche et sur sa droite ; capable de mêler les registres et les genres, à la fois roman d’apprentissage, traité du bonheur, manuel pour remplir les papiers administratifs, soigner les vaches, se débrouiller à la poste. Texte à tout faire…encyclopédique… ».
Cet ouvrage s’inscrit d’ailleurs dans un genre de littérature pédagogique qui nourrit l’enseignement de la lecture tout au long du XIXe siècle : depuis « Simon de Nantua ou le marchand forain » publié en 1847 jusqu’au « Autour du Monde, voyage d’un petit Algérien » en 1898.
Rappelons que ces livres de lecture répondaient à un besoin, en ces années d’institution de l’école primaire, entre la loi Guizot de 1833 (obligation pour chaque commune de créer une école), et les lois de Jules Ferry de 1881-1882 (école obligatoire, gratuite et laïque).
On a longtemps pensé, y compris Jaurès, que Fouillée était l’auteur du « Tour de France… ». Il est vrai que les idées philosophiques de Fouillée, son patriotisme républicain, son vague déisme, son solidarisme, transparaissent dans le livre. Ajoutons que c’est lui qui règle les problèmes de droits d’auteur, de traductions étrangères, au nom d’un mystérieux auteur qu’il désigne toujours au masculin et qu’il caractérise négativement : « ce n’est pas un universitaire ». Il se défend d’ailleurs en 1899, lorsque l’ouvrage est attaqué pour son irénisme idéologique, mi-chèvre, mi-chou, et dévoile alors le nom de sa femme. Mme Fouillée devait mourir à Paris en 1923 et sa belle-fille, Mme Guyau, en 1937
Jean-Marie Guyau
Quant au fils de Mme Guyau, Jean-Marie, que Fouillée considère comme son propre fils, il fut, lui aussi, un auteur brillant, poète et philosophe. Choyé dans la société très « intellectuelle » de ses parents et de leurs amis, il est pétri de lettres et de philosophie dès son adolescence. À 17 ans, il est licencié ès-lettres. A 18 ans, présente un mémoire sur la morale utilitariste, depuis Épicure jusqu’à l’école anglaise contemporaine, ouvrage couronné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques. A 20 ans, il est chargé d’un cours de philosophie au lycée Condorcet. Mais il n’enseigne qu’une année, touché par la tuberculose. Il aura néanmoins eu le temps de publier 2 œuvres majeures : « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » et « L’irréligion de l’avenir ». Elles seront connues de Nietzche et l’auront peut-être influencé.
Notre ruche pédagogique et philosophique, si fervente, si brillante, compte deux grands malades : Fouillée et Guyau. Pour se soigner, on recherche des villes au climat favorable. Ce sera Biarritz, puis Pau, puis installation sur la Côte d’Azur, à Nice et enfin à Menton, où la famille fait édifier une villa.
Fouillée publie beaucoup : une trentaine d’ouvrages et de nombreux articles de philosophie, de morale, de sociologie, dans une stimulation mutuelle, une coopération avec son épouse, son fils adoptif, puis la femme de son fils, elle-même auteur de romans didactiques.
Jacques et Mona Ozouf évoquent « cette pédagogie jardinière où chacun bouture, marcotte et greffe sur les œuvres des autres », pédagogie qui a aussi ses « travaux pratiques » : l’éducation du petit Augustin Guyau.
J-M. Guyau meurt en 1888 de tuberculose. Fouillée décèdera en 1912, à Lyon, à l’hôtel Terminus où il avait dû s’arrêter en voulant se rendre à Paris. Augustin Guyau, le petit-fils, esprit brillant en sciences (il était ingénieur de l’École Supérieure d’électricité) et en philosophie (il publia, chez Alcan, un ouvrage sur la pensée de son grand-père), décède sur le front en 1917.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
Dans le tome 2 des Mémoires de S. de Beauvoir, on retrouve de nombreuses mentions des passages à la Pouèze, chez M. et Mme Lemaire alias Morel. Également quelques allusions chez Sartre dans ses « Carnets de la drôle de guerre », publiés par sa compagne.
Ces séjours dans la propriété du Brionneau s’inscrivent dans des relations plus anciennes entre Mme Morel et le couple Sartre-Beauvoir (M. Morel, reclus, n’était guère impliqué dans ces échanges). Cette amitié dura de 1929 jusqu’à l’époque de la guerre d’Algérie où, sur fond de désaccord, les relations se distendirent sans toutefois se rompre totalement.
Mme Morel, l’égérie du groupe, était un personnage peu banal. Elle était née en Argentine d’un père médecin, angevin d’origine, qui avait été camarade d’études du père du Dr Morel. Ce médecin était parti s’installer comme colon dans la province de Santa Fé. Libre-penseur, il n’avait pas voulu confier l’éducation de ses deux filles aux institutions catholiques qui avaient alors le monopole de l’instruction des demoiselles en Argentine. La future Mme Morel mena donc, dans la pampa, une vie très libre de chevauchées et de chasse avec, néanmoins un enseignement de latin et de mathématiques dispensé par un précepteur. À l’âge de 18 ans, les Señoritas furent envoyés à Paris pour parfaire leur éducation. Elles se marièrent ; l’une mourut en couches ; la cadette épousa le Dr Morel, fils d’un ami de son père.
Petite, brune, Mme Morel était élégante et attirante. Les gens l’étonnaient et elle en parlait, dit Aron, avec un détachement d’ethnographe. Dévouée à son mari hypocondriaque qui était, comme Proust, claustré dans sa chambre, elle compensait la tristesse de sa vie conjugale par une existence sociale brillante. Les hommes, Guille surtout, en étaient platoniquement amoureux. Elle recevait cette jeunesse intellectuelle dans un appartement du boulevard Raspail, mais aussi dans la villa de Juan-les-Pins et dans la propriété familiale de la Pouèze. Dans la voiture de Mme Morel, avec Guille, Sartre et Beauvoir firent un voyage en Espagne en 1932. Ils étaient liés par une réelle affection réciproque et Mme Morel avait même suggéré à Sartre et Beauvoir de concevoir un enfant qu’elle aurait élevé pour ne pas déranger le cours de leur existence.
Les séjours à la Pouèze, semble-t-il, commencent en 1939. C’est là que Simone se réfugie au début de la drôle de guerre. C’est à la Pouèze, encore, en juin 1940, qu’elle assiste à l’arrivée des Allemands, ce qui nous vaut une belle page de ses Mémoires. Précisons à cette occasion, que la maison du Brionneau fut, durant la guerre, un lieu d’accueil très généreux : on y trouve, à divers moments, une princesse russe blanche, enterrée dans le cimetière du village, un parachutiste américain tombé là et recueilli quelque temps, des juifs pourchassés et, dans un autre registre, de nombreux enfants de la région parisienne que Mmes Morel et Isorni accueillaient et plaçaient dans des familles locales.
À l’été 41, Sartre qui avait été prisonnier en Allemagne, est libéré pour raison de santé. Beauvoir et lui partent pour un long périple à bicyclette (2 000 km) qui les fait passer par la Pouèze où ils demeurent quelques jours. En septembre 1942, ils y passent un mois : beaucoup de lectures dont, pour Beauvoir, « les sept piliers de la sagesse ». En 1943, plusieurs séjours. Beauvoir écrit là, en partie, « Pyrrhus et Cinéas » qu’elle dédie à Mme Morel. Et c’est à la Pouèze que Sartre compose « Huis-clos », pendant les vacances de Noël 43, « les pieds enveloppés dans des couvertures ». L’œuvre est dédiée « à cette dame », c’est-à-dire Mme Morel.
Même quand ils sont à Paris, Sartre, Beauvoir et leurs amis vivent encore de la Pouèze, grâce au ravitaillement que leur envoie Mme Morel. Mais la nourriture arrive parfois avariée. Beauvoir fait tremper la viande dans du vinaigre. Un jour, Sartre jette par la fenêtre un lapin trop faisandé sous l’œil désespéré de Beauvoir et de Bost.
Toujours la Pouèze, à Pâques 1944, à la Toussaint 44 ; deux séjours en 1945. En 1947, c’est un mois entier qu’ils passent au Brionneau : lecture, écriture, mais aussi marche et bicyclette (Beauvoir entraîne Sartre, qui rechigne : il n’aime pas la nature, préférant vivre dans les Mots), confection d’une garde-robe par la couturière locale…
Dans une lettre à son amant américain, Nelson Algreen, Simone de Beauvoir évoque précisément ses quartiers d’hiver à la Pouèze, en décembre 1947. Mme Morel, Sartre et Beauvoir avaient tous leur chambre au premier étage de la maison. Celle de Sartre était assez spacieuse pour que Beauvoir y vienne souvent travailler. Elle restait souvent en robe de chambre. Personne n’avait besoin de descendre car la cuisinière et la femme de chambre leur montaient tous leurs repas dans la chambre de Mme Morel.
Beauvoir aimait la Pouèze. « L’agréable, écrit-elle à Algreen, c’est que chacun fait ce qu’il veut et ne parle aux autres que s’il en a envie ». Elle qui n’avait jamais eu de maison, qui vivait dans des chambres d’hôtel, trouvait là un ancrage domestique. Elle passe, « presque seule » la veille et le jour de Noël 1947. Mme Morel, sa fille et sa petite-fille vont à la messe de minuit. Sartre est parti faire un saut à Paris, voir sa mère. Beauvoir se réjouit d’être confortablement installée, mangeant des crêpes aux pommes, travaillant sereinement.
Quelques mots sur l’abbé Ménard.
Après un enseignement de philosophie dans diverses institutions catholiques, déjà titulaire d’un diplôme d’études supérieures sur Blondel, composé sous la direction de Jean Walh, il passe plusieurs années à Paris, de 1966 à 1970, pour rédiger une thèse sur Bergson et Blondel, sous la direction du professeur Henri Duméry.
Il reprendra un enseignement au lycée Mongazon puis sera nommé curé de la Pouèze en 1960. Il est décédé en 2002.
En guise de conclusion
Que retenir de ces propos anecdotiques ? Tout simplement, que la province, dans ce qu’elle a de plus modeste, peut abriter des foyers de réflexion et de culture. C’est peut-être un des rôles de notre Association [Association des Membres de l’Ordre des Palmes Académiques, AMOPA] de les repérer et de les honorer.
Membre éminent de l’AMOPA, officier des Palmes académiques, Robert AUDOIN est connu comme historien et conférencier de l’Anjou. Depuis 1989, il écrit l’histoire de cette commune, à raison d’une ou deux parutions par an et sur de multiples sujets dans divers bulletins et revues d’histoire locale.
Robert AUDOIN est membre titulaire de l’Académie des Arts, Sciences et Belles Lettres d’Angers. Il a consacré sa vie professionnelle à l’enseignement, notamment comme Inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional.
Il a également été Maire de Saint-Martin-du-Fouilloux (Maine-et-Loire) de 1995 à 2008