Dans sa rubrique « Patrimoines de Maine-et-Loire », l’AMOPA de Maine-et-Loire vous propose l’étude de Marc Bourcerie, professeur des universités, intitulé : « Le Quadrant Nouveau d’Angers ».
C’est en Juillet 1963 qu’Emmanuel Poulle mentionne l’existence d’un quadrant nouveau médiéval dans les réserves du musée Saint Jean d’Angers. C’est une découverte majeure sachant qu’il n’existe que deux autres exemplaires de ce type dans le monde, l’un à Rouen, l’autre à Oxford. Le quadrant nouveau, inventé par Profiat Tibbon (1236-1304), est un instrument dérivé de l’astrolabe. Jusqu’au XVème siècle, l’objet ne subit que très peu de modifications dans sa forme. Les exemplaires de Rouen et d’Oxford ne sont pas datés précisément. A contrario, le modèle retrouvé dans le musée d’Angers est pourvu d’une date de fabrication gravée.
De l’astrolabe au quadrant nouveau
L’astrolabe dont est issu le quadrant nouveau, est un instrument utilisé par les astronomes. Il se présente sous forme d’un disque de métal sur lequel sont gravés des faisceaux de courbes, des positionnements d’étoiles. L’appareil est équipé d’une alidade* pourvue de pinnules* permettant la visée du soleil ou d’une étoile. L’astronome effectue la visée d’un astre en maintenant l’astrolabe à bout de bras, en utilisant le viseur représenté par l’alidade. Cet appareil est peu précis et son emploi peu aisé. Un astrolabe de plus grand diamètre améliorerait la précision, mais l’utilisation en serait plus difficile. Par ailleurs, cela nécessiterait de disposer d’un plus grand disque métallique, ceci posant quelques problèmes techniques.
Constatant certaines symétries parmi les courbes gravées sur l’astrolabe, Profiat Tibbon le transforme en effectuant, par la pensée, deux repliements successifs selon deux axes perpendiculaires (Nord-Sud ; Est-Ouest), ramenant ainsi l’objet à un quart de disque sur lequel les graduations regroupent l’ensemble des graduations de l’astrolabe. Ainsi, l’instrument est moins encombrant, moins lourd, tout en possédant les mêmes données qu’un astrolabe dont on aurait augmenté le diamètre.
Le quadrant nouveau
Une description « contemporaine » du quadrant nouveau de Rouen est proposée par A.Anthiaume et J.Sottas en 1910 [1]. Cette description est très complète dans une brochure volumineuse accompagnée d’illustrations. Les auteurs décrivent le quadrant et tentent de décrypter son utilisation. Le quadrant nouveau de Rouen aurait, d’après les auteurs, été utilisé comme instrument nautique et servi à déterminer les heures des marées. Ceci est contesté par Emmanuel Poulle en 1963 qui n’y voit qu’un outil pédagogique, comme pour tout quadrant nouveau, notamment celui d’Angers qu’il décrit très complètement dans plusieurs articles [2,3]. On trouve une description graphique très élégante d’un quadrant nouveau sur le site nantais de l’association méridienne (fig. 1 et 2) qui représentent les deux faces d’un tel objet, ce qui permet de décrire par ce biais le quadrant nouveau d’Angers très semblable à ce descriptif. Nous préciserons cependant les quelques détails qui font la différence entre la représentation graphique des figures 1 et 2 et l’objet représenté figures 3 et 4.
La figure 1 représente une des deux faces du quadrant nouveau que nous appellerons recto. On y distingue le calendrier zodiacal avec une graduation de 360° et un cercle gradué en 365 jours.
On distingue sur le verso (fig. 2), les quarts de cercles représentant l’équateur ainsi que les tropiques du capricorne et du cancer. Sur l’un des deux côtés, sont gravées la latitude et la colatitude. Un faisceau de courbes permettent de déterminer les heures inégales*. Un faisceau d’horizons concourent sur l’équateur. Quelques étoiles sont figurées par des astérisques.
Le quadrant nouveau d’Angers
Les figures 3 et 4 représentent deux photographies du quadrant nouveau visible au Musée des Beaux-Arts d’Angers. Ces photographies sont extraites du mémoire de recherche en histoire de l’art de Lola Fondbertasse (école du Louvre) « Toussaint Grille (1766-1850), antiquaire angevin et sa collection d’objets d’art du moyen âge ».
L’objet est en cuivre gravé, d’un diamètre de 244 mm, d’art espagnol, acheté par la mairie d’Angers en 1851, après le décès de Toussaint Grille. Le catalogue de vente stipule « Monument des croyances superstitieuses du moyen âge en astrologie judiciaire » [4]. On y retrouve les éléments observés sur les figures précédentes mais on note quelques différences.
On retrouve sur le recto, le disque zodiacal à l’intérieur duquel vient s’ajouter un disque concentrique des 28 mansions* de la lune accompagnées de leur nom et de leurs astérismes*. Au centre de ces deux disques sont fixées deux réglettes figurant les positions respectives du soleil et de la lune sur le fond du ciel.
Cet ensemble permet de déterminer l’âge de la lune* à partir de la mansion dans laquelle elle se trouve et inversement. On trouve également sur cette face, des inscriptions qui autorisent la datation de l’objet et son origine géographique.
Sur le verso de l’objet, juste sur la tranche, on trouve les deux pinnules* de l’alidade* pour la visée céleste. Une pièce d’accroche du fil à plomb subsiste encore au sommet de l’appareil.
Le fil à plomb ainsi que deux perles coulissantes qu’il devait porter ont disparus. Le faisceau des heures inégales* est arrêté au niveau du quart de cercle définissant le tropique du cancer ce qui invalide objectivement les possibilités d’utilisation de l’appareil au nord de la latitude 41°30 d’après Emmanuel Poulle.
Sur cette face, on trouve également un carré d’ombres permettant d’évaluer la distance d’un objet, d’un obstacle, dont on connaît la hauteur.
Datation et origine géographique de l’objet
Sur le recto du quadrant sont portées deux inscriptions distinctes, renseignant sur la date de la réalisation de l’objet et sur son origine géographique. La première de ces inscriptions : « Completum vicesima mensis aprelis anno domini M°CCCC°XV° sabbato ; fuit conjonctif lune nona die ejusdem mensis in quarto gradu 59 arietis », indique la date du samedi 20 avril 1415 que l’on suppose être la date de création de l’objet. La suite de la phrase évoque la date du 9 avril comme celle de la nouvelle lune (conjonction de la lune). La cohérence de cette information est remise en cause par Emmanuel Poulle qui nie le positionnement du soleil à cet endroit à cette date. La seconde de ces inscriptions : « Medina Celi in Ca[stilla], Almeria, Cepta, Tanjar 39 » nomme quatre villes dont les deux premières se situent en Espagne. On peut supposer que les deux suivantes sont les deux villes de Ceuta et Tanger, sur le continent africain.
Medina Celi se situe à 41°10 de latitude nord et pourrait représenter la ville la plus au nord où il serait possible d’utiliser l’appareil dans de bonnes conditions, si l’on se réfère aux 41°30 calculés par Emmanuel Poulle.
Almeria (longitude 2°27’00’’) est à la même longitude que Medina Celi (longitude 2°26’08’’). On peut supposer que Cepta est l’enclave espagnole actuelle, dont le nom latin était Septem Fratres, ou Sebta en berbère, conquise par les portugais en 1415. (Latitude 35°51’12’’ ; longitude 5°18’). On peut supposer que Tanjar est la ville de Tanger (Tanjar en arabe) (Latitude 35°46’01’’ ; longitude 5°48’00’’). Ces quatre villes suggèrent le territoire d’origine ou celui de l’utilisation de l’objet.
L’antiquaire Toussaint Grille
Toussaint Grille est né à Angers le 27 mai 1766 et mort à Angers le 23 septembre 1850. Prêtre catholique jusqu’en 1793, il est directeur de la bibliothèque municipale d’Angers en 1805. Il est titulaire de la chaire des belles lettres à l’université d’Angers le 4 ventôse an IV de la république. Il est collectionneur de livres, de manuscrits médiévaux et d’antiquités. Sa collection est vendue après son décès en 1850.
En conclusion
Le quadrant nouveau que l’on peut observer au musée des beaux-arts d’Angers est une pièce rare, puisque seulement deux exemplaires de même type sont connus dans le monde. La complexité et la précision des gravures que l’on y voit sont les témoins d’un savoir-faire et d’une connaissance profonde de la sphère céleste au XIVème et XVème siècle. Le tracé des heures inégales* montre qu’elles étaient encore usitées à cette époque, au moins chez les savants, alors que les principales villes étaient déjà équipées d’horloges à foliot depuis le début du XIVème siècle. Le principe de ces horloges était déjà basé sur le système des heures égales*. Cet objet, daté de 1415 et originaire de l’Espagne est à présent à Angers après avoir été l’une des pièces de la collection de Toussaint Grille. On ignore par quel chemin elle est parvenue jusque-là. Quoi qu’il en soit, c’est une grande chance, pour la ville d’Angers de la posséder comme témoignage d’une connaissance et d’un savoir-faire au moyen âge.
Remerciement
L’AMOPA de Maine-et-Loire remercie les Musées d’Angers pour leur autorisation de publication des photographies (figures 3 et 4).
Notes
Âge de la lune : Nombre de jours écoulés depuis la dernière nouvelle lune.
Alidade : Réglette portant un instrument de visée pour déterminer une direction.
Astérisme : Groupement d’étoiles virtuellement proches sur la voute céleste.
Heures égales : La journée est constituée de 24 heures de durées égales.
Heures inégales : La journée est constituée de 12 heures de jour du lever au coucher du soleil, et de 12 heures de nuit du coucher au lever du soleil. Ces heures sont donc inégales sauf aux équinoxes. Ce système existait en Égypte ancienne et était encore usité au XIVème siècle en Europe.
Mansion lunaire : Portion de l’écliptique sur laquelle se déplace la lune en un jour dans sa rotation autour de la terre.
Pinnule : Chacune des deux plaques dressées perpendiculairement aux extrémités de l’alidade. Elles sont percées d’un trou permettant la visée.
Références
[1] A.Anthiaume et J.Sottas, Astrolabe quadrant du musée de Rouen, Librairie Astronomique et Géographique Ed. G.Thomas, 1910.
[2] E.Poulle, Le Quadrant nouveau médiéval 1, Journal des Savants, 1964 2 pp.148-167.
[3] E.Poulle,Le Quadrant nouveau médiéval 2, Journal des Savants, 1964 3 pp.182-214.
[4] L.Fondbertasse, Mémoire de recherche 2ème année, 2ème cycle en histoire de l’art.
Article de Marc Bourcerie
Marc Bourcerie est professeur des universités honoraire. Il a enseigné à l’Université d’Angers, à Polytech Angers (ex ISTIA) et à l’IUT. Il est membre du comité de l’AMOPA de Maine-et-Loire. Il est l’auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages :