« La coopération judiciaire avec le Quatar » est le second article d’Alain Leroux consacré au Qatar. Il fait suite à celui qui nous présente ce pays intitulé « Regards sur le Qatar ». C’est à l’occasion de l’assemblée générale de l’AMOPA de Maine-et-Loire qu’Alain Leroux a présenté une brillante conférence intitulée « La coopération judiciaire avec le Qatar : témoignages d’une expérience vécue » dont les deux articles sont extraits.
Le droit et la justice au service des enjeux.
Les Qatariens sont partis de très loin. L’histoire de leur justice se confond avec celle des pêcheurs de perles qui étaient à la recherche d’un juge pour régler leurs différends. Par la suite, ils se sont lancés dans des projets sans disposer de professionnels avertis, sans législation adaptée. Avec l’exploitation du pétrole et du gaz, il était devenu indispensable de mettre en place un système juridique et judiciaire à la hauteur des nouveaux enjeux.

Souvenons-nous d’un pays qui a révélé sa prospérité en moins de 100 ans, qui a favorisé la multiplication des échanges avec l’étranger, fait preuve de sa modernité dans une structure féodale. Cela n’est pas sans soulever de questions juridiques ou judiciaires, d’où le besoin de sécurité juridique par l’instauration d’une justice qui se rapproche des standards internationaux.
Au commencement, chaque tribu avait son territoire, le « dirah » et son chef, le « cheikh ». En l’absence de pouvoir étatique, le chef de tribu était le seul à pouvoir arbitrer les conflits (paiement de la dot, utilisation du puits, vol, adultère, homicide). Le sang versé appelait à verser le sang. Dans ce contexte, la justice était conçue comme le moyen de faire respecter les coutumes du désert. Il fallait tout simplement statuer en équité, sans véritable raisonnement juridique.
Pour illustrer l’office du juge dans la tradition du désert, il faut citer ici la fable bédouine du « douzième chameau ». Elle illustre bien la place du juge au sein des tribus : « Trois fils se disputaient l’exécution du testament de leur père, s’agissant de se partager un héritage de 17 chameaux. Le premier en vertu du droit d’aînesse devait recevoir la moitié du cheptel ; le puîné devait hériter du tiers ; quant au cadet, il devait se contenter du neuvième ; Le partage semblait impossible. Les trois frères firent appel à la sagesse du kadi (juge) qui, après avoir réfléchi, leur dit : « Prenez l’un de mes chameaux, faites le partage et si Dieu le veut, vous me le rendrez ». Interloqués mais désireux de suivre le conseil de cet homme sage, les trois fils ne tardèrent pas à réaliser son ingéniosité. Avec le 18ème chameau, le partage devint aisé et chacun reçut sa part : le premier la moitié de 18, soit 9 chameaux ; le deuxième le tiers de 18, soit 6 chameaux ; le troisième le neuvième de 18, soit 2 chameaux ; mais comme 9 + 6 + 2 = 17, il y avait en effet un chameau de trop et le 18ème chameau fut donc restitué au khadi qui l’avait prédit. Il en va ainsi de tous nos problèmes quotidiens. La solution ne se trouve pas dans nos calculs humains mais dans la sagesse qui nous dépasse. »
Un peu d’histoire.

Le Qatar applique maintenant un code pénal qui est une copie du code pénal napoléonien introduit par les Égyptiens, mais son article premier rappelle que la charia demeure la principale source du droit pénal. Pour un juriste occidental, la liste des peines encourues est très impressionnante [1].
A titre d’exemple, l’apostasie est punie de mort, le vol est puni de l’amputation de la main, l’adultère est puni de flagellation voire de lapidation.
Mais en pratique, la rigueur des châtiments est tempérée par plusieurs facteurs :
- la charia s’applique exclusivement aux musulmans auteurs ou victimes d’infractions, ce qui permet aux expatriés d’y échapper,
- le régime de la preuve chariatique est plus exigeant (obligation de 4 témoins masculins), ce qui restreint consécutivement le champ d’application des sanctions,
- les jugements sont rendus par des juges de nationalité marocaine, égyptienne ou irakienne, de formation occidentale et souvent française, qui préfèrent juger selon la procédure de droit commun ce qui limite concrètement les cas d’application de la charia en matière pénale.
D’ailleurs, en cas d’infractions moins graves (alcool, fornication, chèque sans provision, injures), le Ministère Public préférera demander l’expulsion immédiate d’un travailleur étranger plutôt que d’engager un procès pénal. Lorsque la peine de mort est encourue, la famille de la victime peut exiger l’exécution de l’auteur ou bien opter pour une compensation financière en versant le prix du sang (Diyah). Toutefois, la peine de mort n’est pas exécutée publiquement au sabre comme l’exige la charia, mais au sein d’un établissement pénitentiaire par arme à feu.
De par son histoire, le Qatar est un pays de droit mélangé : islamique, français et anglais. On y retrouve le principe classique de la distinction entre juridictions civiles et juridictions pénales. Les tribunaux sont organisés entre tribunaux de première instance, cour d’appel et cour de cassation. La loi consacre également le principe de l’oralité et de la publicité des débats. Mais derrière cette apparence occidentale, il n’y avait personne pour rendre la justice ! Les autorités du Qatar ont dû faire appel à de nombreux juristes issus des pays arabes : Égypte, Irak, Maroc, Mauritanie, Soudan, de sorte que les magistrats de nationalité qatarienne sont minoritaires alors que la justice est l’expression d’un pouvoir régalien. Conscients de leurs besoins, les dirigeants veulent se donner les moyens d’une justice fiable et autonome parce que la justice contribue aussi à leur image de marque. Elle rassure. D’autant plus que le pays entend jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale.
La coopération juridique et judiciaire avec la France.

Pour répondre à ses besoins, le Qatar a fait le choix de privilégier l’expertise française. Au regard de cette demande, la coopération juridique et judiciaire entre les deux pays s’est intensifiée en 2009 avec la nomination d’un magistrat de liaison auprès de l’Ambassade de France à Doha. Il assure le lien entre les deux pays pour toutes les questions du domaine juridique ou judiciaire mais le succès de sa mission relevait du défi car la justice du Qatar repose sur une organisation complexe : elle se trouve répartie entre quatre entités distinctes et budgétairement indépendantes dont les chefs sont issus de quatre tribus différentes, ce qui suppose d’avoir obtenu leur accord unanime avant d’engager toute action de coopération. Car en effet, le magistrat de liaison doit travailler de manière coordonnée avec le ministère de la justice [2], le procureur général, le président de la cour de cassation et le centre d’études juridiques et judiciaires, en charge de la formation.
A l’origine, il avait été envisagé de créer au Qatar, une antenne de l’école nationale de la magistrature. Nos interlocuteurs y étaient opposés parce qu’il existait déjà une structure dédiée à la formation des magistrats, des hauts fonctionnaires et des avocats. Ils ont donc préféré instituer une coopération entre le Centre d’études juridiques et judiciaires du Qatar et l’école nationale de la magistrature en France. Cela s’est traduit par l’organisation de formations soit en France, à Paris ou à Bordeaux, soit au Qatar où des magistrats français se sont déplacés pendant plusieurs semaines pour dispenser des cours – avec traduction consécutive ou simultanée en langue arabe – sur des sujets fondamentaux : les règles de déontologie, la technique de rédaction des jugements, l’office du juge, le déroulement de l’audience le respect du contradictoire, le procès équitable, le rôle de l’avocat et de l’expert, l’accès au droit et à la justice, le ministère public et les services d’enquêtes, l’exécution des décisions de justice. Le magistrat de liaison a été créé pour exporter ce qu’il y a de meilleur en France : le droit, l’intégrité et la liberté.
Depuis peu, le poste de magistrat de liaison s’est déplacé de Doha à Abu Dhabi en raison de l’urgente nécessité de procéder à l’exécution des demandes d’entraide aux fins d’extradition mais aussi de confiscations des avoirs criminels entre les deux pays. Le 26 avril 2024, le ministre français de la justice s’est rendu dans la capitale fédérale des Émirats Arabes Unis pour partager les préoccupations de la France concernant les narco-trafiquants qui se réfugient à Dubaï, ce qui s’est traduit par un nouvel élan dans la coopération juridique et judiciaire avec les états de la région.
De nombreux enjeux.
C’est une chance pour la France à bien des égards.
- Une légitimité historique : la France est en mesure d’occuper une position privilégiée dans la région où la plupart des pays arabes se sont largement inspirés du droit français qui s’est répandu dans la région grâce au Code Napoléon dont l’influence s’est étendue à partir de l’École du Caire en Égypte [3]. C’est ainsi que le Qatar s’est doté d’un code pénal et d’un code de procédure pénale, d’un code civil et d’un code de procédure civile. Dans sa structure et dans son raisonnement, le Qatar a un droit qui nous ressemble. Plusieurs décennies de protectorat britannique n’ont pas réussi à effacer cet acquis. Pas même la charia ou la barrière de la langue arabe. Notre pays est donc au bénéfice d’une légitimité historique.
- Les enjeux pour la formation d’une élite : la justice du Qatar est encore jeune. Elle est à la recherche d’un esprit judiciaire pour habiter un corps dont la formation n’est pas achevée. Au regard de cette ambition, les besoins de formation sont immenses. Il s’agit de partager des savoir-faire et de révéler des talents. Une justice de qualité, conforme aux standards internationaux, doit pouvoir compter sur des professionnels du droit, opérationnels et bien formés. Ils sont encore nettement insuffisants. En s’ouvrant au monde, le Qatar a fait de l’éducation un axe prioritaire en considérant les générations futures comme sa plus grande richesse ; la réforme du droit et du système judiciaire fait partie de ses grandes priorités pour disposer d’une justice mieux adaptée au fonctionnement d’un état moderne. Dans le train des réformes engagées par l’Émir, la France dispose d’une expertise juridique et judiciaire reconnue et appréciée. Former des magistrats qatariens, c’est aussi le moyen d’inciter les décideurs de ce pays à se tourner vers la France dans les choix qu’ils feront plus tard.
- Les enjeux pour le droit continental : avec son système de droit mélangé, le Qatar se trouve tiraillé entre les racines du droit civil français, le « business » de la Common Law et la loi islamique revendiquée par les traditionalistes religieux qui prônent les vertus de la finance islamique avec l’interdiction de l’intérêt (usure), de la spéculation ou des investissements dans des secteurs considérés comme illicites (alcool, tabac, jeux). Contribuer à la formation d’une élite judiciaire, c’est renforcer l’influence historique du droit continental dont la crise financière internationale des subprimes de 2008 a d’ailleurs démontré qu’il offrait aux victimes plus de sécurité juridique que dans les pays de droit anglo-américain. De par son expérience du droit continental, la présence française est donc perçue comme le moyen de rééquilibrer l’influence de la Common Law. Face à la montée en puissance de la Chine, du Brésil, de l’Inde mais aussi de la Turquie et de la Corée du Sud, il y a un intérêt évident à ce que des pays comme le Qatar se dotent d’institutions qui soient les plus proches des nôtres.
- Les enjeux pour la démocratie : le Qatar se situe dans une région sous tension. Les sociétés arabes se sont remises en cause. Ce sont des sociétés politiques archaïques où il n’y a pas de démocratie, pas d’élection, pas de parlement, pas d’éducation performante, pas de société civile qui participe à la vie sociale et économique. Des pouvoirs puissants capables d’autorité et de brutalité n’ont pas été en mesure de faire fonctionner l’économie. Il n’y a pas d’état ou très peu. Les mécanismes politiques sont primitifs. L’appareil de sécurité est très développé. En face, on constate la faiblesse des contre-pouvoirs : associations, presse, justice. Il existe une structure clientéliste qui constitue le fond de commerce de la corruption. Avec les « printemps arabes » de 2011, on a vu surgir en Tunisie et en Égypte des révolutions qui réclament la liberté, l’égalité et la fraternité.
Dans un pareil contexte, le droit et la justice sont des remparts pour éviter le pire. C’est une tâche de longue haleine. A moyen et à long terme, des changements seront visibles. Toutefois, s’ils veulent bien s’inspirer de notre appareil judiciaire, les dirigeants du Qatar veulent aussi se protéger des abus de droit parce qu’ils tiennent à garder la main sur un système où ils sont minoritaires. Par exemple, ils concevraient difficilement qu’un particulier puisse introduire un recours pour excès de pouvoir contre un décret de l’émir qui serait remis en cause par le gouvernement des juges.
Il y a déjà des progrès. A la faveur de l’organisation de la Coupe du Monde de Football au Qatar, on doit saluer une profonde transformation intervenue dans le code du travail, en 2019, s’agissant de l’abrogation du système de la « Kafala », un système de sponsoring qui enchaînait le travailleur étranger à son employeur à qui il devait remettre son passeport. Ensuite, pour changer d’emploi ou quitter le territoire du Qatar (exit visa), l’étranger était obligé de demander l’autorisation à son sponsor (kafeel) qui déclinait systématiquement la demande sans même motiver son refus. Le changement d’emploi donnait lieu à un marchandage entre le nouvel employeur et l’ancien employeur qui l’autorisait par la signature d’un document connu sous le nom de « NOC » (No Objection Certificate ou certificat de non-objection). Sous la pression internationale, les ouvriers étrangers (2,5 millions) ont maintenant retrouvé leur liberté d’aller et venir avec de surcroît, l’instauration d’un salaire minimum garanti.
L’influence du Qatar.
Le Qatar est le nouvel ouest où chacun espère trouver une vie meilleure. Comme tous les états du golfe, il nous rappelle la ruée vers l’Ouest aux États-Unis à cette différence près qu’il n’existe pas de « melting-pot » car la richesse est réservée aux nationaux exclusivement. Le Qatar qui recherche la stabilisation du monde arabe va devoir user de son influence face aux nouveaux défis qui se présentent :
- la ligne de faille qui se situe entre Chiites et Sunnites avec des risques de conflits interconfessionnels au Bahreïn, en Iran, au Liban et en Syrie (en particulier les Alaouites, minoritaires) ;
- l’évolution de l’Arabie Saoudite où il y a une société conservatrice qui gère la situation avec des pauvres qui sont encore trop nombreux et une jeunesse qui – via l’internet – sort du modèle patriarcal pour aller vers une société urbanisée ; le pays ne pourra pas échapper à des évolutions sociales comme le droit de vote réclamé par les femmes ;
- le positionnement de deux pays qui entendent jouer un rôle important : la Turquie avec sa modernité sunnite et la résurrection de l’empire ottoman ; l’Iran qui entretient une rivalité historique avec la Turquie ;
- l’avenir de la Chine et de l’Inde avec qui il faudra compter et qui sont très implantées dans le Golfe, notamment l’Iran et l’Arabie Saoudite qui ont une relation forte avec la Chine ;
- la montée en puissance du Sud global avec ses flux migratoires qui sont devenus une arme contre le monde occidental.
Au Qatar, on parle d’un pays-miracle. Il y a quelque chose qui nous échappe. Le miracle est cette capacité, cette énergie, à faire advenir du nouveau qui n’est ni prévu, ni convenu, sur un petit bout de terre aride qui réunit le monde entier et qui rassemble le passé, le présent et l’avenir. Dans ce pays qui regorge de vitalité, tout est possible. J’ai réalisé qu’il n’y a pas de frontière pour toujours mais qu’il y a toujours une nouvelle frontière pour croire à la réussite dans tout ce que l’on veut entreprendre.
Même entre les états, l’amitié ne suffit pas. Il faut faire quelque chose ensemble. Le Qatar est un allié avec qui nous partageons des intérêts réciproques. Entre une vieille nation et un état très jeune, la coopération juridique et judiciaire est aussi le moyen de tirer notre humanité vers le haut en espérant des résultats pour demain ou après-demain. C’est bien la seule chose qui vaille. Développer une conscience universelle, réveiller les consciences individuelles pour créer plus de confiance, dans une vision qui transcende nos origines et nos cultures pour accéder à un espace que nous appelons le bien commun.
En guise de conclusion.
Alain Leroux conclut par ces mots : « Au pays des pêcheurs de perles, j’ai vécu une expérience très riche qui m’a apporté de la lumière au sens propre et au sens figuré. Par cette contribution, j’espère seulement vous avoir donné un peu de cette lumière de l’Orient où j’ai laissé un peu de moi-même.
—————————–
Notes infrapaginales :
[1] Les infractions économiques et financières sont plus sévèrement réprimées que les atteintes aux personnes. Philippe Bogaert, un homme d’affaires belge a été assigné à résidence au Qatar pendant 328 jours et s’est finalement évadé clandestinement en 2009 sur un voilier de fortune. Il a écrit son histoire dans un livre intitulé «Exit Visa». L’homme d’affaires était le directeur général de la société Dialogic Qatar, mais son entreprise avait fait faillite et un actionnaire qatarien l’avait assigné devant les tribunaux pour exiger de lui le versement de 3,2 millions de dollars de dommages et intérêts. Il était donc retenu au Qatar pour en garantir le paiement, ce qui n’est pas sans rappeler l’ancienne « prise de corps » qui existait autrefois en matière fiscale.
[2] Le Ministère de la Justice intervient dans les procès impliquant la responsabilité de l’état, assure la publication des textes officiels, enregistre des actes notariés même si le cadastre n’existe pas parce qu’il n’y a pas de fiscalité mais surtout parce que le sol et le sous-sol sont la propriété de l’émir du Qatar avec toutes les ressources qu’il contient. On est seulement propriétaire d’un droit d’usage sous la forme d’un bail emphytéotique de 99 ans.
[3] Missionné par le Directoire, Bonaparte s’embarque avec 50 000 hommes et 800 chevaux pour une expédition militaire française, menée en Égypte de 1798 à 1801. Son but est de s’emparer du Moyen Orient afin de barrer la route des Indes à l’Angleterre. Il emmène avec lui des juristes qui sont à l’origine de l’école de droit du Caire.
——————————
L’auteur de cet article :
Alain Leroux est Avocat général près la Cour d’Appel honoraire. Auteur de plusieurs publications, il a occupé plusieurs postes au ministère de l’Intérieur et au ministère de la Justice. Alain Leroux a notamment été Conseiller à l’Ambassade de France à Doha. Il est chevalier des Palmes académiques et membre de l’AMOPA.
Crédit photographie : Alain Leroux.
Site Internet : https://amopa49.fr/
Contacter : contact@amopa49.fr