Recueil de mémoire « Je me souviens » d’Odile B. institutrice, par l’AMOPA de Maine-et-Loire.

Lire, écrire, compter, c’est bien mais on pourrait ajouter, les années passant, se souvenir pour témoigner. C’est en ce sens que l’AMOPA de Maine-et-Loire recueille des histoires individuelles confiées par ses membres. Aujourd’hui, vous êtes invités à tourner la seconde page de ce « livre » et à découvrir la mémoire d’Odile B. institutrice.

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Début de l’histoire

« Septembre 1966… Ma première rentrée, à peine 19 ans et tout juste mon bac en poche, je viens de recevoir ma nomination pour l’école privée de filles de Saint-Laurent-des-Autels dans les Mauges 1. Je vais enseigner dans une classe comprenant une section maternelle avec garçons et filles et un CP (cours préparatoire), uniquement composé de filles.

Juste une journée de formation pour la méthode de lecture Montessori 2 qui est appliquée dans cette école et me voilà dans le grand bain !

J’ai la « boule au ventre », j’ai mal dormi, mon tableau est préparé depuis hier, je me suis appliquée à écrire à la craie de belles lettres pour la leçon d’écriture. Sur un des rabats du tableau vert, j’ai dessiné avec des craies de couleurs « L’oiseau bleu » 3 qui va me servir de support pour raconter l’histoire.

Le matin fatidique, tout est prêt, la cloche sonne, mes petits élèves accourent devant la porte de la classe, bien en rang, une main sur l’épaule de l’autre4, les garçons d’un côté, les filles de l’autre… dans le calme, ils semblent intimidés, ils ne me connaissent pas, mais s’ils savaient, je le suis autant qu’eux !

Chacun s’installe, et me voilà face à 40 petites têtes qui me dévisagent, je rougis, je ne suis pas très à l’aise, il y a 4 en MS (Moyenne section), 23 en GS (Grande section), garçons et filles, 13 CP (Cours préparatoire), seulement des filles. La classe5 est bien pleine…

Le dessin au tableau les intrigue, les plus curieux commencent à poser des questions : « Pourquoi t’a dessiné un oiseau bleu ? », je commence à raconter l’histoire, ça y est le premier contact est établi, je prends un peu d’assurance et je me lance pour les premiers cours de la matinée : écriture, lecture pour les CP, lettres rugueuses6 pour l’apprentissage de l’alphabet pour les GS, jeux de construction, associations d’images, dans le fond de la classe pour les MS.

Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est le temps que chaque groupe devait mettre, prise par les CP, j’ai vite été débordée, ceux qui avaient fini ont commencé par s’impatienter, certains garçons de GS se sont enhardis et les bavardages et les fous rires fusent de partout.

Que faire ? J’ai beau répéter : « chut, taisez-vous ! » rien n’y fait. J’aperçois une grande baguette d’osier derrière l’armoire je la prends, je me retourne et là, surprise… un grand silence, tout le monde a repris sa place et plus un mot… Cette baguette, ils devaient la connaître … pour des raisons que j’ignore mais que je soupçonne… Cela m’a donné envie de rire de voir la tête si sérieuse de mes petits élèves, alors j’ai bien vite reposé la baguette, j’ai ouvert la porte de l’armoire à fournitures toute proche pour me cacher et reprendre mon sérieux, sinon mon autorité aurait été mise à mal dès le premier jour ! Puis j’ai repris les activités dans le calme après avoir précisé que je ne voulais plus jamais être obligée de sortir cette baguette !…

Jusqu’aux vacances de la Toussaint, j’ai pris mes marques, mes élèves aussi, nous nous sommes apprivoisés !

Maîtresse d’école, voilà ce que je voulais faire quand j’étais petite, et bien ça y est, mais je n’avais pas imaginé cette somme de travail. Debout à 7 h, couchée à minuit, lundi, mardi, mercredi, vendredi, samedi, en classe de 9 h à midi et de 14 h à 17h  avec mes 40 petits élèves . Le jeudi est jour de repos, enfin façon de dire, car en plus de ma classe je dois préparer mon CAP7. Tous les mois, je dois aller à Angers pour des cours de pédagogie théorique et appliquée, des devoirs sont à rendre.

Beaucoup de fatigue, de questionnements, de doutes, d’erreurs à corriger, de conseils à prendre des collègues et du conseiller pédagogique, de remises en cause, une année riche d’apprentissage, mais à la fin quelle joie et quelle satisfaction de voir l’évolution de chacun de mes petits élèves !… »

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  1. Les Mauges : territoire du département de Maine-et-Loire entre Angers, Nantes et Cholet.
  2. Méthode Montessori créée en 1907 par Maria Montessori, l’une des premières femmes médecins en Italie. Basée sur la confiance en soi, l’autonomie, les expérimentations et l’apprentissage en douceur.
  3. « L’oiseau bleu », conte de fées écrit en 1697 par Marie Catherine D’AULNOY, femme de lettres française.
  4. On « mesurait » ainsi la distance entre deux élèves dans le rang.
  5. Classe multi-niveaux : maternelle (ici moyenne section et grande section) et élémentaire (cours préparatoire).
  6. Cf. méthode Montessori pour l’initiation à la lecture et à l’écriture.
  7. Certificat d’aptitude pédagogique, titre requis pour être titularisée dans les fonctions d’institutrice ouvert entre autres aux instituteurs bacheliers.

Trois ans plus tard

« Septembre 1969… Je m’envole vers l’Ile de La Réunion1, et je me retrouve à la Plaine des Cafres 2 dans une école très particulière, dans un foyer de jeunes délinquantes, l’APECA3. Les sœurs du Bon Pasteur d’Angers vont très vite remplacer la congrégation présente à mon arrivée.

J’ai des élèves de 5ème, 4ème, 3ème, une dizaine par classe, mon rôle consiste à leur donner des cours de français, d’ histoire-géo et d’un peu d’anglais.

Ces jeunes filles ont entre 14 et 16 ans, elles ont de bonnes bases de primaire et peuvent aller jusqu’au Brevet d’études du premier cycle (B.E.P.C. ancien diplôme national du brevet). Quels délits ont-elles commis pour avoir été placées là par le juge des enfants ? Je ne dois pas être mise au courant et elles ne doivent pas en parler. Mais je sais que la prostitution est un grand fléau sur l’île et que les mineures sont facilement enrôlées. Si elles se font prendre, le juge les envoie dans ce centre de redressement nommé bizarrement « Village Marie Reine Immaculée » !…

Ces jeunes adolescentes me touchent, elles ont envie de s’en sortir, lorsqu’elles viennent en classe, c’est une bouffée d’air, surtout qu’elles rencontrent en plus des enseignantes qui viennent de l’extérieur, des filles du même âge qui viennent du village de la Plaine des Cafres comme externes et qui peuvent les accueillir de temps en temps dans leurs familles.

Donner des cours de français et d’anglais alors qu’elles parlent créole, c’est une gageure.

Je ne comprends rien quand elles parlent entre elles, alors je leur propose un accord :

« Je vous apprends à bien parler le français et en contrepartie vous m’apprenez le créole ».

Sur le moment leur réaction a été négative : « Ah non m’dame l’est pas bien parler créole, l’est pas beau ! » Alors je n’ai pas pu m’empêcher de leur dire : « C’est votre langue maternelle, ne la reniez pas. Apprendre le français vous sera très utile, mais votre langue est si chantante, si imagée, vous devez la garder et l’aimer, c’est votre identité  ».

Alors nous avons échangé créole et français et quels fous rires nous avons eu quand j’avais du mal à bien mettre l’accent !…

Quant aux cours d’histoire – géographie, c’était bien sûr le programme de métropole, et elles ne connaissaient rien sur leur île. J’ai demandé à l’inspecteur départemental si je pouvais ajouter au programme la connaissance de l’île, après tous les bons arguments, je n’ai pas eu de refus, et il m’a fait comprendre que de toute façon il n’avait pas envie de mettre son nez dans ce qui se passait dans cette institution, c’était vraiment à part !

Certains jours il manquait une élève, est-elle malade ? « Non, me répondait-on, l’est à Maurice » avec des petits sourires en coin.  «  A l’Ile Maurice ? » « Ah non m’dame l’est le cachot ». Cette élève avait dû être difficile au foyer, ou s’était battue, ou avait essayé de fuguer, alors on l’enfermait quelques jours dans une pièce sans lumière, avec un matelas par terre. Lorsqu’elle reprenait la classe il fallait faire comme si rien ne s’était passé. Juste un peu plus d’attention pour faire revenir le sourire disparu.

Que de moments forts j’ai vécu auprès de ces filles qui n’avaient qu’un rêve : trouver un homme qui veuille bien les emmener et partir en métropole, en croyant que là-bas elles trouveraient le paradis et sortir de cette vie qu’elles n’avaient pas choisie …

45 ans après j’ai retrouvé une ancienne élève à Libourne4 ! »

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  1. Ile située dans l’hémisphère sud, dans l’ouest de l’Océan Indien, à l’est de l’Afrique. A la fois département et région d’outre-mer (D.R.O.M.).
  2. Village posé sur un haut plateau sur la route du volcan entre le Piton des Neiges et le Piton de la Fournaise – altitude 1362 m.
  3. Association Pour l’Enfance Coupable et Abandonnée.
  4. Ville du sud-ouest dans le département de la Gironde en région Nouvelle Aquitaine.

10 ans plus tard

« Septembre 1976 …Nouveau défi, on me confie un poste de direction dans un village situé sur la rive gauche de la Loire à La Varenne à 25 km de Nantes, commune faisant partie aujourd’hui de la commune nouvelle Orée d’Anjou. Une petite école à 2 classes, très vétuste, plafond haut, murs gris, parquet pourri, poêle à fuel qui a du mal à démarrer au centre de la classe et bureau encore placé sur une estrade devant les élèves. Rien d’agréable, mais je n’ai pas le choix.

Après 4 ans de congé parental, je dois accepter et me réadapter.

Me voilà donc, en plus de la direction, avec une classe de CE1 CE2 CM1 CM2, 13 élèves !

Tout est nouveau comme à mon premier jour.

Pas d’équipements dans cette école, tout est vieillot et triste, il faut chiner du matériel, une vieille machine à alcool, des jeux pour les maternelles, il n’y a pas d’argent dans la caisse.

Il faut donc prendre le taureau par les cornes et commencer par mobiliser les parents pour leur montrer l’état des locaux. Je n’ai guère de mal à les convaincre qu’il est temps de faire quelque chose. Ils sont prêts à faire des travaux aux prochaines vacances pour améliorer le bien-être de leurs enfants et ils acceptent d’augmenter le prix de la scolarité (elle était seulement de 5 francs à l’époque).

Ce problème réglé, il me faut absolument accompagner et faire progresser mes 13 élèves de niveaux différents. J’ai suivi une formation de remise à niveau pendant une semaine car les réformes depuis 68 sont passées par là,  mais rien de concret pour une classe à plusieurs niveaux.

Il faut donc s’adapter, inventer, ne pas se décourager, mettre en place du travail individualisé avec des fiches auto correctives, organiser l’emploi du temps, me pencher sur les enfants en difficulté, faire prendre des responsabilités aux aînés pour aider les plus jeunes, faire découvrir, transmettre, donner confiance, regrouper. Chacun doit avoir sa place dans ce petit groupe qui devient très vite une petite famille.

Au bout de quelques mois, nous avons trouvé notre rythme, ma classe s’organise, mes élèves s’épanouissent, deviennent autonomes et semblent heureux de venir à l’école chaque matin et moi aussi !

Fin juin, nous organisons une fête de fin d’année, cela va permettre de renflouer la caisse, mais surtout en préparant le spectacle je découvre certains élèves sous un autre jour et des talents cachés.

Les parents s’investissent, des travaux sont prévus, toute une équipe se met à rénover, repeindre, on passe du gris sale au orange, une erreur de dosage, mais qu’importe, l’école retrouve des couleurs, les classes sont chaleureuses, maîtresses, directrice, parents et enfants ont trouvé leurs places dans cette petite école qui après quelques années a vu ouvrir deux autres classes dans une ambiance toujours aussi familiale.

Je pensais rester un an, j’y suis restée 25 ans ! »

FIN

Pour la petite histoire : H. comprendra l’Ile de La Réunion pour y avoir vécu et travaillé pendant 12 ans… et rencontrera Odile quelques années plus tard, en Anjou, dans le cadre de l’AMOPA 49. Le monde est décidément petit.

Article de Hilda Louchart

Hilda Louchart est attachée d’Administration de l’État honoraire et membre du comité de l’AMOPA de Maine-et-Loire. Elle a recueilli ce très beau témoignage.