Conférence « Le rôle de l’art des Muses dans l’éducation telle que Platon l’envisage » de Pascal Mueller-Jordan pour l’AMOPA de Maine-et-Loire.

Pascal Mueller-Jourdan, professeur de philosophie ancienne à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers, a prononcé cette conférence lors de la rencontre avec l’AMOPA de Maine-et-Loire le samedi 17 février 2024. Claudine Poulet présenta le conférencier et introduisit la conférence.

« L’âme, dit-on, avant même de se donner un corps, écoutait l’harmonie divine ; en conséquence, même après qu’elle est venue dans un corps, toutes les fois qu’elle entend les airs qui conservent le mieux la trace divine de l’harmonie, elle les salue, ils la font ressouvenir de l’harmonie divine, elle se porte vers cette harmonie, sympathise avec elle et y participe autant qu’il lui est possible d’y participer ». Jamblique, Les Mystères d’Égypte, III, 9

Statue de Platon. Cliché « Banque d’images libres de droit.

Platon naît à Athènes en 427 avant Jésus-Christ et mourra en 347. Issu d’une grande famille de l’aristocratie athénienne qui comptait parmi ses ancêtres Solon le sage législateur de la cité grecque, Platon se destinait, comme son rang l’y invitait, à une carrière politique. A l’âge de vingt ans, il rencontre Socrate auquel il s’attacha. Les troubles politiques et surtout la condamnation à mort de ce dernier en 399 le conduisirent dans une crise personnelle sans précédent. La mort injuste du juste Socrate l’entraîna dans un pessimisme politique radical dont témoigne la Lettre VII qu’on tient pour autobiographique. Il s’y exprime en ces termes :

« La législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi. Je ne cessais pourtant d’épier les signes possibles d’une amélioration dans ces événements spécialement dans le régime politique, mais j’attendais toujours, pour agir, le bon moment. Finalement, je compris que tous les États actuels sont mal gouvernés, car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs joints à d’heureuses circonstances ». Platon, Lettre VII, 325d-326b.

La mort de Socrate sonna le glas de toute ambition politique pour Platon, mais plutôt que de le voir céder à la dépression, elle lui conféra l’énergie de réagir à cet état de fait. Peut-être fallait-il tout reprendre à la base et créer un cadre éducatif qui put voir naître une génération d’hommes d’État détachés de toute ambition personnelle. Mais Platon quitta Athènes. Il n’est pas impossible qu’au gré de ses voyages, il voulût voir d’autres régimes politiques, d’autres genres de vie, et c’est sans doute à dessein qu’il visita l’Italie du sud où il rencontra des pythagoriciens. Pythagore était mort depuis un siècle déjà mais il avait fortement marqué les esprits au point d’être considéré par la légende comme un être non seulement capable d’entendre l’harmonie et les rythmes qui présidaient à l’ordre du monde assimilé à un accord de nature musicale, mais aussi capable de les traduire en une mélodie qui puisse acclimater les hommes à cet ordre, à cette harmonie et à ces rythmes (voir, Jamblique, Vie de Pythagore 64-68). Tout cela reposait sur le nombre et sur la nature de rapports numériques régulateurs de toute tendance à la démesure. Sans doute cette régulation des âmes humaines, par la médiation de l’harmonie et des rythmes musicaux avait-elle pour vocation de ramener les âmes à leur propre nature en les libérant de la passion destructrice qui atteste d’un usage déviant et disproportionné des ressorts de la nature. Platon s’en inspira.

Le retour à Athènes et la fondation de l’Académie.

De retour à Athènes à l’âge de quarante ans, il fonda une école à visée d’éducation politique dans un lieu appelé l’Académie. Nous sommes en 387. Si l’on a parfois comparé de façon anachronique cette école avec le premier institut de sciences politiques, il faut admettre que tel en était bien le but : Voir fleurir une nouvelle race d’hommes d’État en capacité de gouverner la cité sur le mode de la justice qui présidait à l’ordre et à l’harmonie cosmiques. Par justice entendons toujours justesse, juste mesure, ajustement et rapport de proportion. A ce titre, l’harmonie et les rythmes correspondent à des rapports proportionnés et ajustés entre les parties d’un tout cohérent donné quel qu’il soit, monde, corps, âme, cité etc.

Il ne s’agissait pourtant pas d’abord de savoirs à acquérir, dussent-ils être des savoirs politiques ou même des savoirs techniques. Il s’agissait par priorité de se connaître soi-même et de prendre soin de soi, autrement dit prendre soin de son âme. Le fait que l’âme de l’homme possède des fonctions similaires aux fonctions naturelles de la cité devaient permettre de penser l’une en pensant l’autre. A ce titre, la connaissance de soi qui est connaissance objective de la nature de l’âme, des parties qui la constituent, des opérations qui en découlent, pour les unes non réfléchies, pour les autres réfléchies, est la meilleure préparation qui soit pour avoir l’intelligence de la structure de la Cité, des parties ou fonctions qui la constituent en un tout cohérent donné.

De la connaissance de soi à la connaissance de la Cité.

Connaître objectivement son âme, ses parties ou fonctions et ses opérations, revient à connaître toute âme et revient à connaître la structure naturelle de la cité, la coordination naturelle de ses parties ou fonctions et des actions et/ou opérations qui en découlent.

  • Aux fonctions vitales assurées par le commerce et l’agriculture correspondent les fonctions et opérations vitales de l’âme que sont la nutrition et la reproduction. Elles sont dites non réfléchies en ce qu’elles s’activent sans mobiliser la volonté. Le besoin naturel et non raisonné de s’alimenter pour assurer sa propre survie et la quête d’un partenaire sexuel pour assurer la survie de l’espèce, et sans doute également pour conjurer la mort, en seraient l’attestation.
  • À la fonction de sécurité et de maintien de l’ordre assurés par l’armée correspond la fonction de l’âme appelée partie irascible, ou partie ardente. Elle aussi est dite non réfléchie, non raisonnée, en ce qu’elle s’active en cas de danger, pour protéger, défendre, attaquer ou pour, le cas échéant, battre en retraite tout en sauvant les honneurs militaires.

Ces deux premiers niveaux sont susceptibles de connaître facilement la démesure du fait de leur interaction constante avec les réalités extérieures à l’âme. Et elles le font d’autant plus promptement si la partie supérieure appelée raison et fonction dirigeante, qui correspond dans la cité à la classe des gardiens, n’assure pas son rôle veillant à l’harmonie et à la coordination de l’ensemble des fonctions et opération de l’âme. Ce n’est que quand tout est mesuré par cette fonction supérieure que l’âme connaît alors la justice et/ou justesse qui est aussi pour elle l’attestation d’un mode optimal de fonctionnement appelé vertu. Tout alors en elle converge et opère de façon harmonieuse, proportionnée et équilibrée.

On mesure sans doute combien tout part d’une harmonisation des puissances de l’âme et combien c’est elle le vrai sujet de toute éducation, car c’est précisément d’âmes qu’est constituée la Cité. C’est l’âme qui doit être éduquée, harmonisée et ajustée.

Faute d’éducation, dès l’enfance certes, mais aussi tout au long de la vie en un exercice spirituel constant, l’homme est entraîné vers la passion et vers la déraison. Ce fut sans doute le cas de la figure emblématique d’Alcibiade que Platon met en scène pour illustrer les excès et la démesure dans laquelle entraînent l’égo et l’ambition politique de celui qui n’a d’autres visées que de remplir de son nom et de sa puissance tous les hommes, autrement dit la terre entière (cf. Platon, Alcibiade 105c). Pourtant cet arrogant ignore tout de son âme et il ignore qu’il l’ignore. L’ignorant, il ignore ce qu’est le juste. Autant dire qu’une telle ambition conquérante ne peut conduire qu’à l’injustice qui est et demeure pour Platon le pire des maux du politique.

L’éducation devra donc extraire l’âme de l’ignorance d’elle-même et l’engager dans un travail d’éducation, faute de quoi, incapable de se conduire elle-même, elle en entraînera d’autres dans sa perte. Répondre à l’injonction de l’Oracle de Delphes « Connais-toi toi-même » constitue dès lors pour Platon la porte d’entrée de la maîtrise de soi, du pilotage de soi et le cas échéant de la direction d’autres âmes en une harmonie et un rythme qui correspondent à la nature des choses.

L’art des Muses dans l’éducation.

Pour que l’âme trouve ordre, harmonie et rythme ajusté à sa nature, l’art des Muses est convoqué avant tout autres arts et entre au premier chef dans l’éducation des enfants car elle touche la nature sensible. C’est particulièrement manifeste pour la composante auditive de l’art des Muses (je fais ici abstraction de la composante visuelle en ce qu’elle relève des mouvements corporels, à savoir de la danse et de la chorégraphie, qui entrent également dans cet art). Le chant, les paroles qui le composent, l’harmonie et le rythme de la mélodie viennent en effet frapper l’oreille, toucher le cerveau, résonner dans tout le circuit sanguin et atteindre le foie, organe corporel support de la puissance désirante pour Platon. La résonnance physique de la musique, sans passer par la raison, affecte toute notre nature sensible sans que nous puissions l’en empêcher. Notre nature corporelle et physique étant ainsi faite, on admet dès l’Antiquité que la musique a le mystérieux pouvoir d’infléchir, parfois à son insu, les états de l’âme.

Pour Platon, l’art des Muses, en bref l’éducation par l’art choral, est à l’origine un don des dieux fait aux hommes, autrement dit aux âmes, aux prises avec le dur labeur de devoir traverser l’existence, et ce dès la prime enfance, encombrées par les passions primaires que sont le plaisir et la douleur (cf. Platon, Les Lois 653a-654a). Ces deux passions sont le lot de l’âme qui est présentement dans un corps sujet au pâtir sous toutes ses formes.

Et c’est pourquoi, Platon affirme dans la République :

« N’est-ce pas pour les motifs suivants qu’élever les enfants dans la musique constitue une valeur suprême ? [Ndr : par musique entendons l’art choral qui comprend : parole et métrique, chant, harmonie et rythme, danse et mesure].

Parce que le rythme et l’harmonie, plus que tout, pénètrent au fond de l’âme, la touchent avec une force d’une très grande puissance en lui apportant la grâce, et l’imprègnent dès lors de cette grâce, si on a été correctement élevé ? Et parce que, en l’absence de cela, c’est le contraire qui se produit ? [401e] Et aussi parce que celui qui aura été élevé comme il convient aura la plus vive conscience des lacunes et de la médiocrité dans les objets de fabrication artisanale, autant que de la médiocrité dans les êtres naturels. À juste titre, on s’en irrite et on fait l’éloge des belles choses, on s’en réjouit et on les recueille au fond de l’âme pour s’en nourrir et devenir un homme de bien, [402a] tandis que pour les choses déshonorantes, on a raison de les blâmer et de les détester dès l’enfance, avant même que de pouvoir entendre raison. Quand la raison intervient, on la chérit et on la reconnaît du fait même de notre parenté avec elle, et cela d’autant plus qu’on a été élevé de cette manière.

Tels me semblent être en effet, dit-il, les motifs d’une éducation dans la musique ».

Il faut préciser une fois encore que, pour Platon, l’harmonie et le rythme ne ressortissent pas originellement à la subjectivité mais sont inscrits dans la nature des choses comme ils sont inscrits dans la nature de l’âme. A ce titre l’art des Muses est un art rigoureux reposant sur des rapports de nature mathématique. Platon s’inscrit ainsi dans la tradition pythagoricienne pour laquelle tout est nombre. L’art des Muses ne saurait dès lors être régi par les affections et les passions, ni par l’émotion fût-elle une émotion esthétique. L’art des Muses a pour visée d’éveiller les âmes aux rapports d’harmonie et de rythme qui présidèrent à leur constitution autant qu’à la constitution du monde avec lequel elles sont censées consonner (cf. Timée 47b-e).

L’art des Muses dévoyé.

Or Platon fait le constat amer que ce don divin qui repose, pour lui et le pythagorisme en général, sur des rapports parfaitement objectifs et qui était à l’origine admis par tous est aujourd’hui ignoré. Pour cette seule raison, ce don divin capital pour former l’âme des enfants, pour guider celle des adolescents, pour soutenir celle des hommes mûrs, connaît de son temps un dramatique dévoiement.

Claudine Poulet et Pascal Mueller-Jordan. Cliché M. Houdiard. Amopa 49.

Dans Les Lois [700a-701b], Platon impute la perversion de l’art des Muses à un relâchement généralisé qu’il désigne comme un « progrès excessif de la liberté ». A l’origine, l’art des Muses était le fait des meilleurs qui avaient pour mission d’élever les âmes à la hauteur du don reçu. Il est maintenant livré à n’importe quel quidam qui se croit en droit de juger du beau et du laid, du juste et de l’injuste, dès lors que la musique ne fût destinée qu’à produire passion et émotion. Livré selon Platon « aux sifflets et aux cris discordants de la foule », l’art des Muses qui dut être au contraire reçu dans un profond silence, en vint à devenir matière à seuls amusement et distraction et comme l’affirme de façon tranchée le maître athénien : « À une aristocratie dans le domaine des Muses se substitua une théâtrocratie dépravée ». Il ne pouvait s’ensuivre que licence et mœurs relâchées, dès lors que l’art des Muses tomba entre les mains d’hommes non éduqués, soumis à la tyrannie de leurs propres émotions et passions, des hommes devenus étrangers à eux-mêmes autant qu’au don divin de l’art des Muses dont ils se vantent pourtant d’être les dépositaires.

La voie pythagoricienne.

Un seul remède s’imposa : tout reprendre à la base et promouvoir, dans le cadre de l’Académie, les conditions de possibilité de l’avènement d’une élite en mesure de guérir âmes et Cités de l’injustice qui, pour l’heure, prévalait. Mais l’élitisme platonicien est aux antipodes de toute velléité d’ambition personnelle. Elle est pour l’âme une forme de sacrifice et une constante ascèse car la connaissance de soi, qui est connaissance objective de la nature de l’âme, suppose d’abandonner définitivement personnages et masques générés par l’égo.

La voie proposée par Platon est une voie philosophique lente et grave visant à réenraciner les âmes dans la grave profondeur de rythmes et d’harmonies qui la conduiront à l’excellence de la vie. Dans cette voie aux sonorités profondément pythagoriciennes, l’âme réapprend, par la vertu du silence, à entendre harmonies et rythmes inscrits dans la nature du réel par l’Artisan divin qui conduit éternellement le cosmos du désordre à l’ordre.

En une lumineuse page qui conclut le Timée Platon affirme :

« Il y a donc pour tout être une seule façon de tout soigner : accorder à chaque partie de l’âme les aliments et les mouvements qui lui sont appropriés. Les mouvements qui sont apparentés à ce qu’il y a de divin en nous, ce sont les pensées et les révolutions de l’univers. [90d] Voilà bien les mouvements en accord avec lesquels chacun, par l’étude approfondie des harmonies et des révolutions de l’univers, doit, en redressant les révolutions qui dans notre tête ont été dérangées lors de notre naissance, rendre celui qui contemple ces révolutions semblable à ce qui est contemplé en revenant à son état naturel antérieur, et, après avoir réalisé cette assimilation, atteindre le but de la vie la meilleure proposée aux hommes par les dieux pour le présent et pour l’avenir». Platon, Timée 90 c-d.

L’art des Muses restauré dans un programme éducatif qui soit à la hauteur de la nature des choses retrouverait alors sa finalité originelle qui est d’éveiller en l’âme sa part la meilleure, sa part divine, pour qu’elle puisse inscrire dans la Cité harmonie, rythme et proportion qui président à l’ordre du monde, ordre qui porte le beau nom de justice, de justesse.

Par où commencer ? Par le silence peut-être pour réapprendre à écouter…

Sources :

Sources bibliographiques : Platon, Lettre VII, Alcibiade, La République, Les Lois, Timée ; Jamblique, Vie de Pythagore, Les Mystères d’Égypte.

Texte remanié de la Conférence de Pascal Mueller-Jourdan à partir des notes prises par Luc Doussin, membre du comité de section, et après relecture par le conférencier.

Conférence de Pascal Mueller-Jourdan.

Pascal Mueller-Jourdan est professeur de philosophie ancienne à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers. Il est responsable de la licence et du master d’État « Sciences humaines et sociales : mention théologie catholique ». Il est membre statutaire du Laboratoire d’études sur les monothéismes [UMR 8584], CNRS. Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques, Pascal Mueller-Jordan est membre de la section de Maine-et-Loire de l’AMOPA.